la machine à café déborde sur la planche amménagée en table de cuisine. A gauche et à droite d'elle, des paquets entamés de mauvais café, et ça et là, des taches noires comme des oasis brûlées dans le désert.
Mes colocataires sont morts dans la nuit. le café finit de monter, de déborder son hémoragie caféinée.
Tout ceci à cause de ce ridicule petit bout de plastique monté sur un ressort qui sert soit disant de sécurité. le morceau en question retient le café dans le compartiment au dessus du récipient. Le principe voudrait que l'on puisse se servir avant que le café ait fini de "couler". mais c'est un fait qu'ensuite l'eau continue de se déverser dans le compartiment du filtre et déborde au dessus.
Fausse idée produite par le marketing donc de vous faire croire qu'il n'est pas utile de faire les choses en leur temps mais toujours avant, que l'on peut "se faire plaisir", "profiter", "jouir" de la vie dans l'instant, avant qu'elle finisse, avant la mort. Le temps du progrès a outrepassé le temps religieux.
Je prends au hasard sur la table ensevelie par une semaine de négligence un boc et verse le café dedans sans même le rincer. Dans mon souvenir, je m'en suis servi la veille, la café rince le café. Je l'emporte sur le canapé où je m'installe entre les strates géologiques de vêtements entassés par l'usage mystérieux d'un cycle sans retour. A bien réfléchir je ne dois pas bosser aujourd'hui. Même si le réveil m'a explosé le tympan droit tout à l'heure, nous sommes bien dimanche. Hier soir...tout s'est passé hier soir, oui ça ne peut pas être autrement... c'était samedi, c'est certain.
Le café est trop fort, amer, il n'y a plus de sucre dans cet endroit depuis longtemps. je me sentait habitué, pourtant ce matin mon estomac se rebelle, je le sens comme une gourde molle et poisseuse débordante d'acide.
Comme tous les matins mes colocataires restent très tard au lit. Je suis seul dans le salon, je ne vais pas travailler aujourd'hui, bénit soit le dimanche. Je retourne à la cuisine, fébrile, me servir un autre café. Dans l'air morne des journées sans matin, la plaque de métal tachée de la cafetière est pour ainsi dire le foyer de la maison.
Emilie devrait passer si nous sommes dimanche. Il faudra lui dire. "non, vincent n'est pas là aujourd'hui. je l'ai tué pendant son sommeil. Et j'ai très envie de toi, Emilie. Je ne pense pas que Vincent bronche le moins dui monde si je te baise à côté de lui sur le lit pendant qu'il fait semblant d'observer"
Emilie, une fille pas très jolie qui s'habitue très bien à la vie des colocataires de cet appartement, aux heures de leurs présences comme à celles de leurs absences. Emilie que nous possédons tous ici à un moment ou à un autre. Que nous honorons comme notre mère fertile.
Emile sonne à la porte. je regarde le boc que je tiens entre mes mains.
Emilie sonne à la porte. j'ai pensé à dix mille choses entre temps.
Emilie sonne à la porte. je décharge de toutes ces choses dans un coin de mon crâne.
Il est quatre heure de l'après-midi. j'ouvre mais ce n'est pas Emilie. Tant pis pour Emilie, ce sera pour une autre fois. Il n'y a personne, la moquette du couloir est tachée depuis l'ascensseur jusqu'à notre porte par les mille traces de pas de l'honnête visiteur. nous sommes les locataires les plus sales de l'étage. Le téléphone me détraque la cervelle depuis quinze minutes avant que je comprenne ce qu'il se passe entre mes oreilles et mon cerveau.
- Allo?
- Vincent est là?
- Non Emilie, Vincent est mort.
- Ah?
- Oui, Vincent est mort cette nuit.
La voix à l'autre bout se tord
- Mais...
- Mais quoi? Je te dis Vincent est mort, raccroche maintenant!
Je porte le boc à mes lèvres et finis de boire le café froid avant de me rouler un joint.
DOLCE E GABBANA
Je porte une fausse paire de lunettes Dolce e Gabbana achetée à Rome l'été dernier quand je sors chercher du café à l'épicerie arabe de l'angle. La lumière de la boutique associée à la déformation des couleurs due aux verres teintés donne une aura de peinture hollandaise à la scène. Le jeune arabe me regarde de travers. j'ai vidé mes poches sur le comptoir et je cherche dans l'image de cette vie bordélique de quoi payer quand je sens une main familière se poser sur mon épaule.
- T'as eu la même idée que moi, mec.
C'est Vincent, je ne peux pas le croire.
- J'ai eu Emilie au téléphone, elle dit que tu dérailles sérieux. Tu lui as vraiment dit que j'étais mort, ah ah !
- Les autres... ?
- Oui, les autres... tu les as vus?
- Non pourquoi?
- Je les ai tués, Vincent.
- Aller, arrête de déconner, t'es défoncé ou quoi?
Je me méfie de Vincent. Là, il essaie de me faire croire qu'il est vivant. Bon Dieu, ça déconne !
- Tu es mort, Vincent.
- Bon, t'as pas de monnaie, attends...
Il paie le café et m'entraine dehors. Le jeune arabe parle de moi à une autre personne. Je l'entends et me dis profond en moi-même que je ne supporte décidément pas cette race étrange. Nous marchons dans les rues du vieux Saint Ouen. Le soleil rend cet endroit plutôt sympathique, ce qui semble animer Vincent de toute sa bonne humeur, lui qui est mort et me fait des blagues de bon vivant.
- Emilie t'aime bien tu sais, même si tu la traite d'une façon assez indécente. Elle dit que tu es un original, que tu mélanges trop les idées et la vie, que tout ça ne peut aller ensemble que dans la folie. Moi, je pense qu'elle te surestime.
Vincent dit tout cela sans s'adresser à moi. Il le dit pour lui en fait. Souvent quand je lui parle, il ne répond pas. Vincent et moi, nous communiquons ainsi depuis que nous nous connaissons. Rares sont les filles que l'un a possédé et pas l'autre. Elle passent de Vincent à moi ou de moi à Vincent, d'un mois sur l'autre. Nous échangeons des informations à leur sujet. C'est notre conversation principale. Interrompue parfois pendant le laps de temps où nous ne nous voyons pas, elle reprend là où nous l'avions laissée. Quelques micro-évènements ont parfois l'occasion de se glisser pour moduler l'éternelle rengaine de ces mots usés par les spéculations sur le couple. Il me semble parfois que les filles font vivre le couple que nous constituons Vincent et moi. Elles sont la matière, le ronron, la chair orgiaque de notre conscience homosexuelle. Notre entente prolonge, complète notre reflexion comme les occasions de jouissance dans le train de nos sentiments amoureux. Lui, par exemple, au contraire de moi, n'est pas du tout croyant et ce sont donc d'autres frictions internes qui provoquent tant d'émoi dans les pasages difficiles de ses relations. Ma culpabilité, quand à elle, rend mon esprit sensible au souffle divin de la miséricorde. Ceci lui fait dire qu'il est plus droit ou cohérent dans sa façon de penser et d'agir alors qu'il est simplement plus ordonnné que je ne suis, moi qui préfère le vertige obscure des passions factices. Lui va chez le psy et moi je me masturbe. Voilà quand même bien deux façon de correspondre avec une certaine idée de l'absence.
Je pense tout cela, me perdant dans les rues du quartier, quand je me rends compte que Vincent n'est plus avec moi. En outre, je n'ai pas le café à la main, et je ne me souviens pas qui de nous deux l'avait en sortant de l'épicier. Dans le doute, et pour ne pas me retrouver sans café, je retourne chez l'arabe de l'angle, m'arrêtant au distributeur de billets sur le chemin.
LUNDI MATIN
Je me suis réveillé à sept heures vingt neuf. j'ai pris le pouls de l'air dans notre duplex du sixième étage, tournant dans le salon, évitant les objets en multiples qui jonchent le sol. Au milieu des bocs de café sucrés-vidés-séchés, des tee-shirts sales, et divers papiers administratifs relatifs à la location de cet endroit, j'ai cru reconnaître les Convers d'Emilie.
Trois minutes plus tard, je suis dans la R21 et je file vers la zone industrielle de Nanterre quand mon téléphone se mets à sonner.
- Inutile de venir aujourd'hui, il n'y a rien à faire (c'est une voix de jeune fille un peu rauque ) Ecoutez, rentrez chez vous maintenant avant qu'il ne soit trop tard...
La R21 ne bronche pas quand elle passe la bosse, juste avant le feu de l'embranchement de l'A86 à Saint Denis. Je la sens décoller doucement à l'avant puis à l'arrière. Mais c'est une fraction de seconde plus tard, quand les roues avant touchent le goudron que ça arrive enfin. La réception du vol plané comprime les amortisseurs à bloc puis la voiture se retourne, semblant accélérer le temps tandis que les lignes de la R21 se raccourcissent et gagnent en complexité. Quant à moi, incarcéré dans ce cerceuil métallique, je pense. Je pense calmement et rigoureusement à ces dernières semaines.
EMILIE
Je rentre avec mon paquet de café et trouve l'appartement ouvert. En faisant quelques pas, j'aperçois les Convers d'Emilie dans l'ambrasure de la porte qui donne sur le salon. Elle est assise nonchalament dans l'horrible fateuil vert et me regarde avec ses yeux étranges, me scrutant comme pour comprendre quelque chose. Bien sûr je ne dis rien, attendant qu'elle commence, pour ne pas risquer de dire une connerie. D'experience, je sais que les gens donnent toujours le ton appropriés aux évènement, ton sur lequel je les suis aveuglément. Seulement voilà, Emilie n'a pas non plus cette simplicité de connaître d'intuition la couleur de l'instant. Nous sommes donc comme devant le chat, à chercher dans les yeux de l'autre quel est le mystère qui nous fait habiter la même monde. Elle se lasse avant moi.
- Vincent est mort, c'est tout ce que tu as trouvé pour m'éviter?
- Je ne t'évite pas. Simplement je dis: Vincent est mort.
- Tu dérailles. Il faut que tu fasses quelques chose, j'arrive pas à te suivre là.
Pendant qu'elle continue dans la même veine à explorer les arcanes de la banalité. j'observe ses mains blanches irriguées de faisceaux bleu turquoise. Cette fille est un monstre, un monstre de froideur cadavérique. Comment peut-elle m'exciter autant, je ne suis pas nécrophile! Je la vois remuer ses lèvres doucement , sous l'effet d'une diction irréprochable. Elle pourrait tout aussi bien respirer les mots, cette matière abstraite dont elle a choisi de faire l'extraction systématique pour se nourrir. Emilie est écrivain.
Le jour entre en filets calmes et brillants dans la pièce, je mets mes lunettes de soleil, et entreprends de rouler un joint.
Vincent apparaît et se pose brutalement dans le fauteuil en face du mien. Il regarde la fumée de sa cigarette se disperser dans le vide, coupée par les rés de lumière. Maintenant, comment vais-je expliquer à Emilie que Vincent est mort? Je décide par conséquent d'ignorer sa présence. Vincent est mort.
Je tire une latte ou deux sur le joint et commence à m'étouffer. je tousse salement et vois dans le creux d'une larme Emilie se lever et sortir. Quelque chose me dit que je devrais la retenir mais il est déjà trop tard quand je me remets.
- C'est toi qui lui a ouvert?
- Oui, elle voulait te voir.
- Pourtant au téléphone, c'est "Vincent" qu'elle a demandé.
- Ah oui? bah les filles c'est comme ça, ça change d'avis tout le temps.
Les jambes repliées très haut au dessus de lui, assis dans le fauteuil presque sur le dos, Vincent me fait un sourire dément.
- Tu vas la larguer hein? tu me la laisses alors?
- C'est toi qui sort avec je te rappelle.
- Bon, si tu veux mais ça fait pas beaucoup de différence.
Les autres arrivent peu après, chacun s'occupant silencieusement dans le grand salon. Olivier s' installe devant la PS2 et Jérome sort un carnet à croquis, qu'il garde religieusement dans les mains, le tournant et le retournant pendant dix minutes avant de l'ouvrir.
- J'ai entendu la voix d'Emilie tout à l'heure, elle faisait quoi ici? lance Olivier.
- Elle voulait voir Vincent.
- Vincent est mort, grogne Jérome.
- Vous aussi, vous êtes morts?
- Si tu veux mais t'énèrve pas, ok? Et Emilie, elle est pas morte, Emilie?
Olivier et Jérome se mettent à rire. Vincent me regarde avec son air absent.
- Tu roules un splif, mec? demande Olivier
Après quelques joints, ma tête construit un sas de décompression avec la réalité. Les choses fonctionnent et s'assemblent différement, à une autre vitesse. Dans cet état, il me faut boire beaucoup de café. J'entends déjà la cafetière déglutir des sons rauques dans la cuisine quand je finis de rouler le joint. En me servant un boc, Jérome me fixe avec ses yeux pointus.
- Pourquoi tu dis qu'on est morts à la fin... c'est un peu pénible à entendre tu ne crois pas?
- C'est le chose la plus exact que je puisse dire il me semble. Je préfère anticiper pour être tout de suite dans le vrai, j'en ai assez des choses provisoires.
- Tu fais flipper tout le monde avec tes déclarations, on va finir pas t'enfermer si tu continues...
Je tiens le boc et sens ma poitrine bloquée, incapable de se gonfler mais surtout je ne me sens pas pas en mesure de vérifier cette impression. Trop d'efforts avec ce soleil criminel.
- D'ailleurs, je pense que tu devrais consulter.
- J'ai pas l'air d'aller bien, c'est ça?
- Non, pas vraiment. Tu es tout le temps défoncé, tu ne fais rien, tu vis dans ta merde, tu t'étonnes de ce que.. plus de temps ... vachement sympa ... ... ...
Vincent est mort... nous aussi...et alors? semblait me demandait le silence. Nous sommes restés tout le reste de l'après midi dans cet état de glauquitude béatifiée.
L'ARABE DE L'EPICERIE
- Monsieur ? monsieur ... vous allez bien ?
- Hein, quoi?
- Ne vous en faites pas, tout va bien. Vous avez eu un vertige. je vous ai vu prendre un paquet de café sur le rayon, vous vous êtes dirigé vers moi et vous êtes tombé.
- Ah?
- Oui, voilà, relevez vous doucement. Appuyez vous ici. Vous voulez que j'appelle quelqu'un?
- Non, ça va aller, merci.
De là où je le vois, l'arabe semble beaucoup plus grand que tout à l'heure. Je ne l'apprécie que moins encore. je me relève et sens encore ma tête tourner au large. je sors un billet de ma poche et le pose sur le comptoir, en profitant pour m'appuyer dessus.
- Vous devriez attendre un peu que ça aille mieux, vous tenez à peine debout. Je vais vous donner un verre d'eau.
Non merci, je m'impatiente de sa sollicitude et ne peux me retenir de laisser échapper une grimace.
- Vous vous moquez de moi?
- Non non, je paye et je pars, voilà.
- Ce trou du cul de petit blanc me snobe, tu entends ça? lance-t-il a une autre personne au fond du magasin.
A ce moment, je vois apparaître Emilie, encore plus grande et plate que d'habitude. Arrivant à la caisse, elle passe un bras autour de l'arabe et me fais un sourire complice
- tu devrais pas parler à Rachid sur ce ton, il va pas être gentil avec toi si tu continue comme ça. Tu sais, il te brise en deux quand il veux.
Je me ressaisis, c'était une hallucination. Vincent paie le café et m'entraîne dehors pendant que l'arabe me regarde de travers.
Le voyage ne semble pas plus long à Ulysse avant qu'il ne retrouve Pénélope. Vincent marche à côté de moi, chantant une de ses petites chansons insupportables. Nous ne croisons personne si ce n'est des chiens sans propriétaires. Les fenêtres ouvertes sur la rue laissent entendre la télévision des français. Les lunettes sur le nez, je repeinds le quartier, augmente sensiblement le contraste et la saturation des couleurs locales.
J'arrive très essouflé devant notre immeuble et passe devant la vieille gardienne sans dire un mot, quand elle lance un "bonjour" allusif que je méprise le plus souverainement du monde. Préfèrant même précipiter son retour à la poussière, je lève les couleur sur elle. Sa laideur me répugne tellement que je me rue dans l'ascensseur avant de supporter plus de mondanité en sa compagnie. Vincent, lui, s'amuse de mon horreur et s'arrête pour bavarder un peu avec elle, me lançant un clin d'oeil espiègle. Sans l'attendre, je me retrouve au sixième étage où je retrouve les pas de l'honnête visiteur menant à l'appartement. Rien que du commun me dis-je. Faudrait il perdre la mémoire? Je pousse la porte 263, restée ouverte.
L'APPARTEMENT
Je fais quelques pas dans l'appartement et trouve le salon vide, même si je m'attendais à trouver Olivier ou Jérome à cet heure avancée de la journée. Au lieu de ça, tout est strictement identique au moment de mon départ pour l'épicerie: les revues, les papiers administratifs, les tee-shirts sales et les Convers d'Emilie. La machine à café déborde sur la planche amménagée en table de cuisine. A gauche et à droite d'elle, des paquets éventrés de mauvais café, et ça et là, des taches noires comme des oasis brûlées dans le désert.
Emilie se lève, les yeux cernés. Elle s'arrête à quelques pas de moi et me regarde curieusement.
- Quel jour on est ?
- Dimanche.
Elle sourit et s'approche, boudeuse, pour m'embrasser. Nous restons un long moment dans le salon, occupés à écouter le silence. Puis nous allons nous coucher plus tôt que d'habitude, profitant de ce que mes colocataires ne donnent pas signe de vie et nous laissent tranquilles, pour une fois. Dans mon dos, Emilie se déshabille pendant que je programme le réveil.